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Photo du rédacteurJuliette Gaudreault-Tremblay

Sang : l’hémorragie d’un mythe

Crédit photo: Jean-François Hétu


Présentée en février à l’Usine C, la pièce Sang de l’auteur suédois Lars Norén affirme la violence comme la commune mesure de l’intime et du politique, c’est-à-dire inévitablement enchevêtrés. Dans l’univers mis en scène par Brigitte Haentjens, on assiste à la dérive abyssale d’un couple d’anciens militants socialistes chiliens : Rosa, reporter de guerre (Christine Beaulieu), et Éric, illustre psychanalyste (Sébastien Ricard), mènent une vie bourgeoise à Paris après avoir été exilés en 1973 du Chili alors sous le régime totalitaire de Pinochet.

Alors qu’Éric entretient une relation adultère avec le jeune Luca (Émile Schneider), le deuil inachevé et inachevable de leur enfant laissé de force au Chili et le souvenir flou d’un engagement politique partagé tient d’un fil destructeur l’union qui le lie toujours à Rosa. La pièce étant ouvertement inspirée de la tragédie classique Œdipe Roi de Sophocle, il en faudra peu pour que le spectateur découvre la réelle identité de Luca, à l’instar des deux protagonistes que la tragique vérité n’épargnera pas – comme la cruelle réminiscence du mythe œdipien.

Dans Sang, le regard du public impose sa propre dictature. À leur entrée, les spectateurs, puis les comédiens parcourent les dédales du théâtre, épiés par des caméras de surveillance dont les images sont retransmises aux écrans disposés de part en part de la salle. Puis, la pièce s’ouvre sur une entrevue télévisuelle pendant laquelle l’animatrice (Alice Pascual) pose des questions de plus en plus intrusives à Rosa, invitée pour parler de son roman. Les deux dispositifs participent à la remise en question d’un voyeurisme médiatique qui renvoie à la surveillance autoritaire, tandis que la curiosité morbide donne lieu à la spectacularisation du drame social.

Avec Sang, Norén, fidèle au reste de son œuvre, ne donne pas dans la dentelle. Sa plume acérée taille une histoire contemporaine dans le mythe moult fois repris, où le couple, comme dictature, n’est plus qu’affront, jeu de pouvoir et torture. La cruauté qui s’instaure dans les rapports interpersonnels se manifeste d’abord par l’impossibilité du dialogue : dans une langue alambiquée étrangère, la communication est éprouvante, douloureuse. La violence du corps devient l’ultime solution à l’incommunicabilité qui afflige les personnages.

Le choix audacieux de la mise en scène quadri-frontale transforme l’espace scénique en une arène de combat, enfermant le public dans la pièce. Le confinement des spectateurs autour de la scène exacerbe l’inconfort provoqué par la violence des échanges. La presque totale absence de décor souligne le tragique du jeu des comédiens, qui aurait pu facilement tomber dans le piège d’un naturalisme télévisuel que le texte invite. C’est en cela que réside le génie de la mise en scène de Brigitte Haentjens, qui fait s’intensifier l’horreur à l’extrême, ne laissant aucune soupape ni aux comédiens, ni aux spectateurs. Les personnages torturés sont prisonniers du regard totalitaire du public, faisant passer la tension d’inconfortable à insoutenable.

Ainsi, Sang confronte et bouscule. Le spectateur en sortira transi par la cruelle et fatale épreuve du réel. La pièce est présentée jusqu’au 19 février à l’Usine C.

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