Deux hommes se rencontrent au crépuscule, ignorant tout l’un de l’autre. Le premier, « dealer », veut vendre au second, qui s’y refuse farouchement. Ignorant tout de l’autre, les deux hommes s’engagent alors dans une joute oratoire philosophique, où il sera question de la nature de l’homme et de ses désirs. Telle est la prémisse de la pièce « Dans la solitude des champs de coton » de Bernard-Marie Koltès. D’abord intriguée par le titre, je me suis rendue à l’Usine C, ne sachant pas trop à quoi m’attendre, en affrontant les rues glacées de Montréal.
Avant même que la pièce ne commence, l’expérience est déroutante. Dès l‘entrée dans la salle, on se retrouve complètement désorienté, alors que l’on est redirigé dans un couloir étroit, éclairé de lumières rouges, qui semble se resserrer sur nous. On se croirait dans une scène de Twin Peaks. Dans nos oreilles vibrent des sonorités angoissantes. Nous arrivons sur scène, le sol est recouvert de petites roches. La sensation tangible du sol vient chambouler le quotidien de la sortie au théâtre. On nous fait alors patienter derrière des panneaux de plastiques rouges parsemés de petites ouvertures qui nous bloquent l’accès aux gradins. Les mêmes vibrations sonores accompagnent notre attente, nous, le troupeau patient. Les panneaux se lèvent et révèlent l’espace de jeu: un long couloir à même le sol. Le public, lui, est divisé en deux, se retrouvant de chaque côté de l’espace scénique, de chaque côté des comédiens.
S’en suivent une heure de combats des mots, de batailles de figures de style. Les interprètes, vêtus de noir, habitent une scène dépourvue de décors, d’artefacts superficiels. Ils sont maîtres absolus du récit et évoluent dans une mise en scène de Brigitte Haentjens, que l’on croirait quasi-absente. Erreur, tous les mouvements sont méticuleusement calculés. Les deux hommes s’observent, se traquent, comme deux bêtes sauvages prêtes à s’affronter. Les performances soutenues des interprètes nous forcent à pénétrer l’univers poétique de la pièce. Sébastien Ricard se démarque par l’énergique rage qui habite son interprétation. De son côté, Hughes Frenette nous offre une performance nuancée avec une énergie plus tempérée, mettant ainsi l’accent sur les moments où il s’emporte. Seul bémol: le ton déclamatoire des deux interprètes, ajouté à l’aspect répétitif du texte, ce qui nous amène parfois à perdre le focus. L’effet miroir de la salle nous permet alors d’épier ces moments d’errance dans les yeux des spectateurs qui nous font face. On ne peut s’empêcher quelques fous rires à regarder un spectateur qui cogne des clous.
Si les acteurs offrent une performance d’une justesse désarmante, le texte nous laisse un peu sur notre faim. Ricard et Frenette se lancent les mots de Koltès avec passion, mais le contexte sociopolitique de 2018, à tous les niveaux, est si riche d’enjeux à décortiquer que le texte ne résonne pas chez le spectateur. En tout cas, pas chez moi. Le théâtre, par son caractère immersif et sa proximité avec le public, est un vecteur idéal de remise en question. On s’attend de plus en plus à voir des pièces allant au-delà du simple échange linguistique. Koltès réfléchit sur la nature humaine, oui, mais à grand coups de figures de style et de réflexions philosophiques qui tournent parfois en rond. Le résultat est malheureusement une pièce d’une certaine lourdeur, par moment presque élitiste. Dommage, surtout avec l’entrée en salle et l’intensité du jeu des acteurs, qui placent la barre très haute. C’est donc avec une petite déception que l’on ressort de la salle, contrairement à l’excitation vécue au départ. Au final, on ne réinvente pas la roue, au contraire, elle continue de tourner, s’enlisant un peu plus profondément dans l’ordinaire.
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